L’une s’appelle Etékhi. L’autre Dali. Toutes deux sont géorgiennes. De sang. Mai 1967, l’une quitte la France pour la Géorgie, l’autre la Géorgie pour la France. Portraits croisés.
Etékhi, de l’Hexagone au Caucase
Au dernier étage d’une tour soviétique en péril, sur la grande avenue Kazbégui, anciennement Pavlov, vit Etékhi Djakhéli, professeure de piano. Née en 1925 à Leuville-sur-Orge, Etékhi est la fille de Tamara Djakhéli, membre des élites contre-révolutionnaires lorsqu’elle est arrêtée et torturée par les Rouges à Batoumi en 1923. Cette dernière gagne la France où le gouvernement en exil a trouvé refuge. Etékhi naît dans « la petite Géorgie » de Leuville.
Etékhi Djakhéli, dans le salon de son appartement fissuré. Tbilissi. Avril 2011. Copyright: Romain Brisson
Elle se souvient de l’Occupation. « Juste avant la libération, les Allemands enrôlent certains jeunes Géorgiens leur promettant de libérer la Géorgie. J’ai en mémoire l’un d’eux interrogeant ma mère, pleurant, « Mais dis-moi deda*, suis-je coupable ? » Un de ses camarades se pend quand il se rend compte qu’il conduit des camions chargés de Juifs (…) Ma mère fera sortir 23 Géorgiens d’un camp de prisonniers à la fin de la guerre leur évitant le Goulag qui les attendait à leur retour en URSS (…) Elle frôlera la tonsure ».
Sur la table basse du salon menacé par des fissures inquiétantes trônent deux paquets de cigarettes. Malgré ses 80 ans bien avancés, la dame fume, le récit enthousiaste. « Mon cœur a toujours battu pour la France et la Géorgie. Au même rythme », raconte depuis la cuisine cette professeure de piano, « Mon mari travaillait dans le cabinet d’un architecte parisien riche et ignare. Un type absolument infâme. Lorsque ce dernier lui explique qu’il y a des Français sur lesquels on peut marcher et d’autres pas, le choix est fait. Quelle est la différence avec l’URSS ? (…) Et puis on sait alors qu’une relative liberté se met en place là-bas ».
Le départ est précipité, via Moscou, après les larmes versées sur le pont des Arts, la descente au Caucase, en train, inoubliable. Accompagnée d’Otar, son mari, et de ses trois enfants, elle rejoint un pays qu’elle ne connait que de littérature, de culture et de témoignages. Nous sommes en mai 1967.
Dali, de Sololaki à Paris
Une enfance soviétique au milieu du multiculturalisme géorgien, Dali Guéorgobiani naît en 1939 à Tbilissi. Dans le quartier historique de Sololaki, au sous-sol de la maison familiale vivent des familles kurdes. « Ils portaient des costumes chatoyants et beaucoup de bijoux », raconte celle qui deviendra plus tard biologiste. « En 1966, alors que nous avions déménagé depuis longtemps, une famille de paysans vient frapper à la porte. Ma mère ouvre. Ce sont eux. Ils m’apportent des bijoux en ambre pour mon mariage. Une promesse d’enfance ».
Dali Guéorgobiani, sur le balcon de son enfance. Tbilissi. Avril 2011. Copyright: Romain Brisson
Dali se marrie à Tbilissi en 1966 à un Géorgien de la communauté de France. Après une longue année administrative, une lettre émanant du cabinet de De Gaulle permettra le départ pour l’Hexagone. Nous sommes en mai 1967.
La maîtresse femme quitte le pays, seule, pour Paris. Une première dans l’histoire soviétique géorgienne. L’année 1966, précédant le départ, est longue. « Les Géorgiennes viennent me voir à mon travail pour voir qui a pu oser faire ça. A mon arrivée à Paris, c’est pareil, les Géorgiens viennent et me touchent pour voir. Ils ne comprennent pas qu’on m’ait laissée partir. Par la suite j’apprendrai qu’ils me craignent. Ils se demandent pourquoi les Soviets m’ont envoyée ».
Commence une vie de procédures entre l’URSS et la France. Elle explique, « A chaque voyage, on est obligé de s’arrêter à Moscou où on est toujours sévèrement fouillé. C’est horrible (…) Avec la double nationalité, chaque fois que je rentre à Paris recommence la procédure de visa pour l’année suivante ». Et ce jusque 1991, année de la chute du bloc de l’Est, année où Dali perd la « nationalité rouge ».
Acclimatations croisées
Française d’adoption, Dali découvre la France et les Français. « Ils parlaient tous extrêmement vite, étaient toujours très polis ». L’entrée en France se fait via la communauté dont est issue Etékhi, la « dissidence géorgienne » d’un point de vue soviétique. « Je craignais pour ma famille restée en Géorgie, mais la communauté m’avait ouvert la porte, je ne pouvais pas les ignorer », raconte-t-elle.
Rapidement viennent 1968 et les évènements de mai. « La France respirait la liberté. Tout était beau. Et soudain tout devenait triste. Je ne comprenais pas pourquoi tous ces gens étaient dans la rue. Que demandaient-ils de plus ? »
L’arrivée en Géorgie d’Etékhi est aussi déstabilisante. « Très vite on m’a demandé d’abandonner la nationalité française. Je lui ai dit à celui-là que si on me répétait ça une deuxième fois, c’était direction l’aéroport. Ce fut la dernière fois. Pour l’appartement aussi il a fallu se battre. Je me suis rendue au ministère pour exiger un logement. Le ministre nous en a trouvé un, celui-ci. L’entrepreneur nous a appelé en pleurant expliquant qu’il avait dépensé tout l’argent du ministère prévu pour l’aménager. On s’est arrangé par la suite (…) Et puis on était constamment suivi. Otar qui avait beaucoup d’humour leur jouait souvent des tours ».
Etékhi qui enseignera la très controversée méthode de piano Marie Jaëll, est aujourd’hui veuve. Elle vit à Tbilissi au milieu de ses petits-enfants et continue de lutter contre le régime. Et ce, malgré le changement intervenu en 2004 suite à la révolution des Roses qui porta Mikhaïl Saakachvili au pouvoir. « Je le déteste. Encore une fois, la masse a été séduite par l’allure, la jeunesse. Il a fait des études à Harvard… Mais il m’a l’air surtout très excité ».
Dali vit entre Paris et Tbilissi, veuve d’un second mariage, elle visite régulièrement ses fille et petite-fille qui se sont installées en Géorgie. « Ma vie est à Paris, je suis plus à l’aise en France. J’ai appris à y vivre dans la liberté. Mais cela a changé, à Paris les gens sont crispés, ils ne vont plus vers l’Etranger ».
Etékhi Djakhéli et Dali Guéorgobiani sont amies de longue date.
* « Mère » en géorgien