17 juin 2011

Mai 1967 au Caucase

L’une s’appelle Etékhi. L’autre Dali. Toutes deux sont géorgiennes. De sang. Mai 1967, l’une quitte la France pour la Géorgie, l’autre la Géorgie pour la France. Portraits croisés.

Etékhi, de l’Hexagone au Caucase

Au dernier étage d’une tour soviétique en péril, sur la grande avenue Kazbégui, anciennement Pavlov, vit Etékhi Djakhéli, professeure de piano. Née en 1925 à Leuville-sur-Orge, Etékhi est la fille de Tamara Djakhéli, membre des élites contre-révolutionnaires lorsqu’elle est arrêtée et torturée par les Rouges à Batoumi en 1923. Cette dernière gagne la France où le gouvernement en exil a trouvé refuge. Etékhi naît dans « la petite Géorgie » de Leuville.

Etékhi Djakhéli, dans le salon de son appartement fissuré. Tbilissi. Avril 2011. Copyright: Romain Brisson

Elle se souvient de l’Occupation. « Juste avant la libération, les Allemands enrôlent certains jeunes Géorgiens leur promettant de libérer la Géorgie. J’ai en mémoire l’un d’eux interrogeant ma mère, pleurant, « Mais dis-moi deda*, suis-je coupable ? » Un de ses camarades se pend quand il se rend compte qu’il conduit des camions chargés de Juifs (…) Ma mère fera sortir 23 Géorgiens d’un camp de prisonniers à la fin de la guerre leur évitant le Goulag qui les attendait à leur retour en URSS (…) Elle frôlera la tonsure ».

Sur la table basse du salon menacé par des fissures inquiétantes trônent deux paquets de cigarettes. Malgré ses 80 ans bien avancés, la dame fume, le récit enthousiaste. « Mon cœur a toujours battu pour la France et la Géorgie. Au même rythme », raconte depuis la cuisine cette professeure de piano, « Mon mari travaillait dans le cabinet d’un architecte parisien riche et ignare. Un type absolument infâme. Lorsque ce dernier lui explique qu’il y a des Français sur lesquels on peut marcher et d’autres pas, le choix est fait. Quelle est la différence avec l’URSS ? (…) Et puis on sait alors qu’une relative liberté se met en place là-bas ».

Le départ est précipité, via Moscou, après les larmes versées sur le pont des Arts, la descente au Caucase, en train, inoubliable. Accompagnée d’Otar, son mari, et de ses trois enfants, elle rejoint un pays qu’elle ne connait que de littérature, de culture et de témoignages. Nous sommes en mai 1967.

Dali, de Sololaki à Paris

Une enfance soviétique au milieu du multiculturalisme géorgien, Dali Guéorgobiani naît en 1939 à Tbilissi. Dans le quartier historique de Sololaki, au sous-sol de la maison familiale vivent des familles kurdes. « Ils portaient des costumes chatoyants et beaucoup de bijoux », raconte celle qui deviendra plus tard biologiste. « En 1966, alors que nous avions déménagé depuis longtemps, une famille de paysans vient frapper à la porte. Ma mère ouvre. Ce sont eux. Ils m’apportent des bijoux en ambre pour mon mariage. Une promesse d’enfance ».

Dali Guéorgobiani, sur le balcon de son enfance. Tbilissi. Avril 2011. Copyright: Romain Brisson

Dali se marrie à Tbilissi en 1966 à un Géorgien de la communauté de France. Après une longue année administrative, une lettre émanant du cabinet de De Gaulle permettra le départ pour l’Hexagone. Nous sommes en mai 1967.

La maîtresse femme quitte le pays, seule, pour Paris. Une première dans l’histoire soviétique géorgienne. L’année 1966, précédant le départ, est longue. « Les Géorgiennes viennent me voir à mon travail pour voir qui a pu oser faire ça. A mon arrivée à Paris, c’est pareil, les Géorgiens viennent et me touchent pour voir. Ils ne comprennent pas qu’on m’ait laissée partir. Par la suite j’apprendrai qu’ils me craignent. Ils se demandent pourquoi les Soviets m’ont envoyée ».

Commence une vie de procédures entre l’URSS et la France. Elle explique, « A chaque voyage, on est obligé de s’arrêter à Moscou où on est toujours sévèrement fouillé. C’est horrible (…) Avec la double nationalité, chaque fois que je rentre à Paris recommence la procédure de visa pour l’année suivante ». Et ce jusque 1991, année de la chute du bloc de l’Est, année où Dali perd la « nationalité rouge ».

Acclimatations croisées

Française d’adoption, Dali découvre la France et les Français. « Ils parlaient tous extrêmement vite, étaient toujours très polis ». L’entrée en France se fait via la communauté dont est issue Etékhi, la « dissidence géorgienne » d’un point de vue soviétique. « Je craignais pour ma famille restée en Géorgie, mais la communauté m’avait ouvert la porte, je ne pouvais pas les ignorer », raconte-t-elle.

Rapidement viennent 1968 et les évènements de mai. « La France respirait la liberté. Tout était beau. Et soudain tout devenait triste. Je ne comprenais pas pourquoi tous ces gens étaient dans la rue. Que demandaient-ils de plus ? »

L’arrivée en Géorgie d’Etékhi est aussi déstabilisante. « Très vite on m’a demandé d’abandonner la nationalité française. Je lui ai dit à celui-là que si on me répétait ça une deuxième fois, c’était direction l’aéroport. Ce fut la dernière fois. Pour l’appartement aussi il a fallu se battre. Je me suis rendue au ministère pour exiger un logement. Le ministre nous en a trouvé un, celui-ci. L’entrepreneur nous a appelé en pleurant expliquant qu’il avait dépensé tout l’argent du ministère prévu pour l’aménager. On s’est arrangé par la suite (…) Et puis on était constamment suivi. Otar qui avait beaucoup d’humour leur jouait souvent des tours ».

Etékhi qui enseignera la très controversée méthode de piano Marie Jaëll, est aujourd’hui veuve. Elle vit à Tbilissi au milieu de ses petits-enfants et continue de lutter contre le régime. Et ce, malgré le changement intervenu en 2004 suite à la révolution des Roses qui porta Mikhaïl Saakachvili au pouvoir. « Je le déteste. Encore une fois, la masse a été séduite par l’allure, la jeunesse. Il a fait des études à Harvard… Mais il m’a l’air surtout très excité ».

Dali vit entre Paris et Tbilissi, veuve d’un second mariage, elle visite régulièrement ses fille et petite-fille qui se sont installées en Géorgie. « Ma vie est à Paris, je suis plus à l’aise en France. J’ai appris à y vivre dans la liberté. Mais cela a changé, à Paris les gens sont crispés, ils ne vont plus vers l’Etranger ».

Etékhi Djakhéli et Dali Guéorgobiani sont amies de longue date.

* « Mère » en géorgien


30 mai 2011

Une contestation qui trébuche

« Nous nous battrons jusqu’à la fin ! », scandait-on, samedi 21 mai, sur Kostava alors qu’une semaine de protestation se profilait dans la capitale géorgienne. « Je me mordrai les doigts si ce gouvernement reste au pouvoir, souvenez-vous de mes mots », renchérissait Nino Bourdjanadzé, chef de file du mouvement d’opposition l’Assemblée du Peuple.

Une semaine a passé. Nino Bourdjanadzé doit encore souffrir de ses morsures, quant aux manifestants, le bilan est amertume et ombre d’une geôle pour une bonne centaine d’entre-eux.

26 MAI

Annoncée depuis plusieurs mois la date du 26 mai aurait dû sonner le glas de la présidence Saakachvili. La prophétie n’a pas eu lieu malgré les troubles organisés à Batoumi et à Tbilissi; les relais médiatiques savamment orchestrés en Russie; les propos belliqueux d’Irakli Okrouashvili, tête de file du Parti géorgien et ex-ministre de la Défense condamné à onze années de prison vivant aujourd’hui en France où il a obtenu l’asile.

Force est de constater que si la première manifestation de samedi avait pu rassembler quelques 5.000 personnes, les jours suivants se sont soldés par la présence de seulement quelques centaines de militants. Rappelons que la révolution des Roses de 2004 avait réuni plus de 200.000 personnes…

Adoptant une stratégie de surf sur la vague des révolutions arabes, les mouvements d’opposition d’Okrouashvili et de Bourdjanadzé ont ouvertement voulu semer la zizanie dans la capitale, pour leur plus grand discrédit. Chaque jour, l’ex-speakerine du Parlement appelait les manifestants à ne pas quitter la place dans l’attente d’un lendemain plus rassembleur. En vain.

En duplex depuis Paris, Irakli Okrouashvili évoquait de son côté une arrivée triomphale le 25 mai en Géorgie via l’Ossétie du Sud, « avec l’aide de tanks s’il le faut ». Ces propos irrationnels et agressifs ont obligé les autorités à réaffimer la valeur de la loi et le mandat d’arrêt porté contre lui.

Nino Bourdjanadzé a dû revoir sa stratégie, déclarant l’indépendance de son mouvement, discréditant les propos - déjà peu crédibles - de l’ex-ministre de la Défense. Ce dernier, ne quittera d'ailleurs jamais Paris.

L’INAVOUABLE ECHEC

La confrontation a vu son point culminant atteint le 25 au soir, à minuit, heure à laquelle la police avait annoncé qu’elle disperserait la foule en vue du défilé militaire organisé le 26 pour la commémoration du Jour de l’indépendance. Réunis devant le Parlement, les manifestants se sont vus assaillis par des policiers tirant balles en caoutchouc, diffusant gaz lacrymogène et battant dans la mêlée à coups de matraques. Les heurts seront nombreux et les provocations réciproques. Les chancelleries étrangères ont demandé à ce que la lumière soit faite sur cet usage disproportionné de la force.

Le départ en trombe de Nino Bourdjanadzé ainsi que de ses sbires, constatant l’échec de la contestation, a causé la mort d’un policier et d’un manifestant, la colonne de voitures les écrasant sur son passage. La leader de l’Assemblée du Peuple n’a pour le moment pas été inquiétée, mais son mari, Badri Bitsadzé, sera poursuivi pour avoir créé et encadré des groupes armés ayant chargé violemment contre les forces de l’ordre. Nino Bourdjanadzé a expliqué que « le mouvement ne se serait pas arrêté là, si les autres partis d’opposition s’étaient joints à la contestation », un échec inavoué.

Au total, 162 personnes ont été arrêtées durant cette semaine dont 24 membres d'un groupe armé dirigé depuis Moscou par Témur Khatchichvili, ministre de l'Intérieur géorgien au début des années 1990. Certains d'entre-eux auraient témoigné indique le ministère de l'Intérieur, expliquant le rôle de Badri Bitsadzé dont la mission était de déclencher la violence dans la capitale tout en investissant les locaux de la télévision géorgienne sur le parvis de laquelle avait eu lieu les premiers rassemblements.

DEPUIS MOSCOU

Au cours de la semaine de heurts, de moindre envergure rappelons-le, la presse russe a dans son ensemble relayé la couverture d’une « guerre civile », un combat contre l’oppression, une lutte pour la liberté et la démocratie. Les médias russes ont eu vite fait de vendre la peau de l’ours Misha, alors que la contestation était et resterait finalement très marginale. Seul le correspondant de Nezavissimaïa Gazeta témoignait dès le début des évènements du peu de soutien populaire aux velléités révolutionnaires d’un groupe marginal.

Le ministère des Affaires étrangères russe a de son côté réagi sur son site (mid.ru) tout au long de la semaine à « l’absence de liberté d’expression » et à la « répression » opérée par Mikhaïl Saakachvili dans l’ex-république soviétique que Moscou avait envahi en août 2008. La même semaine à Moscou avait lieu la Gay Pride, interdite et violemment réprimée par les forces de l’ordre. Rappelons que dans la capitale russe, le rassemblement au-delà de 15 personnes sans autorisation est interdit par la loi et passible d’emprisonnement… Bassement, et comme à son habitude quand il s’agit de la Géorgie, le Quai d’Orsay russe a joué d’une rhétorique de bas-étage.

QUID DE L'OPPOSITION ?

Tout d’abord, le constat que cette frange de l’opposition qui ne suscitait que peu d’intérêt de la part des Géorgiens, est aujourd’hui anéantie. Ces auto-proclamés leaders de l’opposition travaillent davantage à leur carrière qu’à l’avenir de leur pays. Si Nino Bourdjanadzé recueillait 1% des intentions de vote, son électorat est aujourd’hui nul et son avenir bien sombre. Du côté de la contestation, la voie révolutionnaire - souvent rémunérée pour ses actes de violence contre les forces de l’ordre ou simplement pour sa présence lors des manifestations - ne suscite pas l’engouement des masses. La critique du gouvernement Saakachvili devra s’exprimer par d’autres canaux, davantage fédérateurs tout en trouvant des arguments mobilisateurs au niveau national

L’opposition, un peu plus discréditée, est quasi inexistante. Seul Irakli Alassania, ex-ambassadeur de la Géorgie à l’ONU, pourrait constituer une alternative au parti de Mikhaïl Saakachvili. Le dialogue que ce dernier a su nouer avec l’Union européenne et les Etats-Unis pourrait jouer grandement en sa faveur dans la perspective des présidentielles de 2013.

De retour sur les ondes


Après un an d'inactivité sur le blog du fait de voyages, d'expériences turques, françaises, norvégiennes et d'un retour en France fin 2010, je reprends la plume bien décidé à faire parler l'actualité en lien avec la Géorgie.

Mais revenons où nous en étions resté. Avant-dernière publication en date, le Jour de l'Indépendance le 26 mai 2010. Nous voici, un an après. Une actualité morne, une mamie qui coupe un câble ADSL réduisant son destin à une brève dans la galaxie interconnectée des médias. Des fermiers sud-africains - Boers - visitent la Géorgie invités par Mikhaïl Saakachvili et se transforment en grands propriétaires terriens du Caucase (un docu sur arte sur le sujet). Donald se décide à construire deux tours en verre, l'une à Tbilissi, l'autre à Batoumi, donnant au rêve michiste une réalité (on comprendra Trump, ndlr).
Bref, pas grand chose de susceptible de faire la une des médias. D'autant plus que la concurrence aura été rude pour être en tête d'affiche ces derniers mois : révolutions en chaîne, catastrophe nucléaire, rififi au FMI et j'en passe...

Je tenterai donc d'éclairer l'actualité géorgienne, un an avant le lancement de la période pré-électorale. Une période intéressante pour la vie civile et politique en Géorgie après un sensible endormissement depuis la guerre-éclair d'août 2008. Mais commençons par les évènements - riches - de la semaine passée qui pourraient nous en dire davantage sur les actualités de 2012. En selle !